Doctorante INALCO depuis 2015, en études hébraïques, Annette Clouteau était de passage à l’École biblique pour creuser son étude sociologique du quartier de Jérusalem appelé Musrara ou Morasha.
Énergique et passionnée, elle nous emmène découvrir ce quartier voisin de l’École biblique, et son histoire invisible qui ne se lit qu’à travers des signes. Symptomatique de l’histoire et des conflits de cette région, il s’étend à Jérusalem Ouest, du tramway – ancienne Ligne verte –, à Notre-Dame Center et Mea Shearim.
Un peu d’histoire
Construit dans les années 1850 sous l’empire Ottoman, Musrara abrite principalement des commerçants arabes chrétiens, mais aussi des arabes musulmans, au commencement puis plus tard des juifs et des britanniques. “Les enfants jouaient tous ensemble dans la rue, la cohabitation était simple”. Le quartier, paisible, tenait sa beauté de ses 130 riches villas et de leurs somptueux jardins. Il s’étendait jusqu’aux remparts de la Vieille Ville. Dès 1857, les églises chrétiennes construisirent dans ce secteur hors les murs des hospices pour pèlerins, des hôpitaux, des églises, des couvents, des écoles…
Les guerres des années 1920 et 1930, puis 1948, le dépouillent peu à peu et le transforment en no man’s land lors du tracé de la Ligne Verte, à l’emplacement de l’actuel tramway. Les demeures arabes sont désertées, un mur est dressé le long de la Ligne, coupant les ruelles et causant de nombreuses destructions. À l’emplacement de la frontière (1948-1967), sur un mur récent toujours présent mais devenu familier, à l’apparence insignifiante, des artistes ont représenté diverses œuvres symbolisant cette fracture, mais beaucoup ont été effacées.
Dans les années 50, des populations juives maghrébines et orientales, appelés les juifs Mizrahim émigrent en Israël. Grande désillusion pour cette frange de juifs séfarades qui diront plus tard : “on est venu nous chercher pour faire nombre”. Les barbelés qui avaient interdit cette zone ayant été coupés par Moshe Dayan, les familles et leurs nombreux enfants se sont installés dans ces anciennes propriétés palestiniennes délabrées, où se côtoient misère et grande délinquance.
C’est en réaction à cette indifférence de la part d’Israël que naissent les Panthères Noires, qui militent contre ces disparités sociales et se révoltent en 1971. Elles sont finalement chassées vers des villes de développement comme Dimona, dans des lieux encore plus aux marges que ne l’était déjà la Ligne Verte dans les années 1950. Ces années sombres ont jeté sur le quartier une réputation malfamée qui demeure aujourd’hui, même si toute mémoire de ces années a été effacée.
Le quartier est aujourd’hui fleuri, paisible, un lieu qu’on croirait sans histoire. Mais plane cependant un mystère, l’impression d’une vie figée. Deux mémoires et deux exils s’y superposent. L’histoire du Musrara, ancien nom du quartier arabe, qui signifie “champ de caillou”, mémoire de la destruction. L’histoire du Morasha, nom contemporain, depuis la création d’Israël, qui signifie “patrimoine”. Ici, rien ne se voit mais tout signe a un sens.
Derrière les indices, un palimpseste
Annette a pris en affection ce lieu et ses Panthères Noires découverts lors de son premier séjour à Jérusalem en master, choisis comme sujet de mémoire et désormais comme sujet de thèse. Elle revient donc à Jérusalem chaque année : rencontres et observation, un vrai travail d’enquête ; mais malgré sourires et gentillesse, elle se heurte à de nombreux visages fermés, et c’est à force d’apprivoisement qu’elle gagne leur confiance, et reçoit leurs précieux témoignages.
Sa thèse repose pour partie sur l’analyse de Dana Hercbergs. Le conflit israélo-palestinien est certes omniprésent dans ce lieu, mais encore plus profondément, se niche un conflit inter-ethnique, qui se dessine au fil des couches d’histoires, volontairement effacées qui donnent aujourd’hui à ce quartier une atmosphère figée et mystérieuse.
Des étages ont été ajoutés aux anciennes maisons arabes, les constructions ont été remodelées, les noms des rues changés, tout signe rappelant la mémoire palestinienne évincé. Mais presque toute trace de la mémoire des Panthères Noires a aussi disparu, les marques de leur présence – poings noirs sur les murs notamment – ont été effacés. Annette emploie le terme de “palimpseste”, pour illustrer l’idée de ces différentes couches : rien n’est resté comme avant, pourtant les lieux sont les mêmes. “Tout est retravaillé, c’est un espace sans cesse réécrit”.
Et ceci semble gommé par un phénomène contemporain de gentrification. Les magnifiques villas sont louées à prix très élevés, principalement à des expatriés, car son ancienne réputation rebute les locaux. Ce lieu est une vitrine immobilière, ses belles maisons, ses allées fleuries et alléchantes dévoilent une nouvelle dimension cette fois-ci politique.
Cependant au fil des rues, on s’aperçoit qu’un fort contraste frappe encore le Musrara : jouxtant ces splendides demeures, se tiennent des logement sociaux, habités principalement par des juifs ultra-orthodoxes de Mea Shearim. “Ici, on écrit une histoire alternative. C’est un quartier très particulier, il n’y a aucun magasin, aucun bureau, aucun médecin. Simplement des habitations. À l’est un mur : une frontière. À l’ouest, une gentrification : une frontière.”