Histoire de la collection
La photothèque, c’est à dire le fonds photographique ancien des dominicains de Jérusalem est installée et appartient au couvent St Étienne, Protomartyr de Jérusalem, lequel abrite l’École biblique et archéologique française. Juridiquement, ce fonds appartient au couvent, donc à la communauté dominicaine, et ultimement, à l’Ordre des Prêcheurs.
La jeune École de 1890 avait inclus dans le programme annuel des études la découverte des pays de la Bible par le biais d’excursions régulières, où se mêlaient étudiants et professeurs. La visite systématique du « terrain » a commencé, bien sûr, par la ville de Jérusalem soigneusement examinée année après année puis de tout le pays biblique, en cercles concentriques. Les frontières étaient moins contraignantes qu’aujourd’hui et la « caravane biblique », comme elle était surnommée, explorait aussi bien la Transjordanie, le Hauran, les environs de Damas, Palmyre que, vers le sud, le Néguev, enfin le Sinaï. Le voyage se faisait à cheval ou à dos de chameau. Les excursions tenaient lieu de cours. Les professeurs dominicains y initiaient les étudiants à l’épigraphie, à l’archéologie comme à la géographie historique, si ce n’est la géologie. La caravane jubilait lorsqu’elle tombait par hasard sur un milliaire romain inédit, une stèle qu’un fallaḥ venait montrer, un tombeau au flanc d’une falaise, un fragment de mosaïque : c’était l’occasion de faire, dans l’enthousiasme, des estampages, de dessiner, mesurer, calquer, décrire succinctement – et bien sûr, photographier.
Dans ce contexte, la pratique photographique de l’École biblique se développa. Si elle est restée celle d’autodidactes en ce qui concerne la technique photographique, en revanche, pour les thématiques abordées, elle fut celle de professeurs chevronnés, bien au fait de leurs disciplines respectives, d’où les aspects particuliers de la photographie de l’École biblique : clichés pris par ou pour des « savants » — et non, comme cela se faisait tant à l’époque, pour l’illustration plus ou moins naïve ou romantique des lieux ou des épisodes de l’Histoire sainte.
Les photographies sont là pour attester de la découverte de tel ou tel objet, de la teneur des sujets d’étude en cours, de la véracité d’un déchiffrement épigraphique, etc. Dans une perspective un peu positiviste, la photo est alors perçue comme une preuve objective complétant le relevé, le dessin. Elle est estimée aussi précieuse que l’estampage, autre preuve indubitable. La dimension artistique apparaît, certes, presque involontaire : la qualité du regard du religieux photographe, sa culture générale (y compris iconographique), sa sensibilité, y sont pour beaucoup.
Paradoxalement, la collection rassemble essentiellement des milliers de plaques de verre (12.500 pour les négatifs, sans compter les 4.000 verres positifs pour projection, — et 33 autochromes), et non des tirages sépia sur papier à l’albumine, comme on s’y attendait[1]. Il est étonnant que nous n’ayons que quelques dizaines de tirages d’époque (dits vintage). Ils sont alors le contact sépia d’un négatif sur verre quand le verre a disparu, et le seul tirage papier devient témoin du cliché. Le peu de tirages papier illustre une particularité de la collection dominicaine : elle n’était pas considérée à l’époque comme une collection, offerte à un public. Elle fut un outil scientifique à usage interne. Entre confrères, d’une simple conversation, on était en mesure de retrouver telle ou telle série de verres négatifs, rangés dans la chambre des opérateurs photographiques. À l’origine, le bâtiment n’abritait pas de photothèque comme telle : les plaques restaient dans les cellules des religieux selon les sujets qu’ils avaient traités. Après leur mort, un archivage centralisé fut décidé. Chaque religieux photographe avait bonne mémoire de ses archives photographiques, sans l’aide d’un album de tirages albuminés. Des contacts systématiques auraient été sans doute trop coûteux. Enfin, le but ultime des photos était qu’elles soient publiées. La clef d’interprétation de la collection se trouve dans les publications, effectives ou envisagées. Les photographies témoignent des recherches des dominicains, illustrant des monographies ou des articles du périodique scientifique de la maison, la Revue biblique fondée dès 1892 – deux ans seulement après le lancement si modeste et audacieux de l’École elle-même. Les articles agrémentés de photographies, de reproductions d’estampages et, bien sûr, de relevés, dessins, croquis, réalisés par les auteurs ou délégués par ceux-ci au plus doué pour le crayon et la plume, Hugues Vincent. Une belle répartition des tâches s’était vite mise en place selon les capacités et les goûts des religieux. L’École biblique était animée d’un joyeux esprit d’équipe, sur le terrain comme à la maison. Vincent faisait les relevés, les croquis, les dessins, les coupes stratigraphiques, mais aussi les estampages. Tous savent estamper. Séjourné, puis Carrière, Jaussen et Savignac surtout, ont photographié, en parallèle avec Savignac vieillissant[2], Tonneau puis, à partir de 1935-36, Pierre Benoit, et R. de Vaux.
La thématique des monographies, effectives ou envisagées, se retrouve dans la composition de la photothèque ancienne : les magnifiques livres grand format auxquels nous faisons allusions ont été le fruit mûri des recherches, auteurs groupés en deux binômes, d’un côté, H. Vincent et F.M. Abel et de l’autre côté, A. Jaussen et R. Savignac. Nous mentionnerons lesdits ouvrages infra en suivant la chronologie du développement de leur activité de photographes. Nous devons ainsi le gros de la production photographique de l’École aux deux binômes, soit directement dans le cas de Jaussen et Savignac, photographes, soit indirectement quand Vincent et Abel, non photographes, commandaient des clichés spécifiques pour les ouvrages en préparation. Des thèmes ont été privilégiés : une histoire de l’évolution de la muraille de Jérusalem, les monuments du Ḥarâm es-Sharif, l’esplanade des Mosquées enfin, les chapiteaux ouvragés comme marqueurs chronologiques. Même si tous les livres envisagés n’ont pu aboutir, heureusement le témoin photographique en fut soigneusement gardé. La comparaison avec la photothèque des pères assomptionnistes de Notre-Dame de France à Jérusalem, de la même époque, contraste avec l’étonnante particularité de l’École biblique — la quasi absence de tirages papier. À l’École biblique, les photos sont trop austères, « scientifiques » pour attirer le grand public, les pèlerins. La collection de l’École est donc restée confidentielle. Seuls les universitaires pouvaient en avoir un aperçu par le truchement des publications.
Depuis, notre fonds ancien s’accroît.
Nous avons d’abord eu, en 1994, la cession de 1.603 plaques de verre de tous formats (dont d’impressionnantes 24 x 30 cm), provenant des pères assomptionnistes de Notre-Dame de France (= NDF), prises entre 1888 et ca 1930 en Terre sainte comme dans les pays limitrophes. Par son ancienneté et son esprit, la collection NDF est la plus proche de la nôtre. Quelques années plus tard, les assomptionnistes contemporains, de St Pierre-en-Galicante, nous ont autorisés à numériser 302 tirages papiers des gros albums de NDF qui n’avaient plus leur verre d’origine – albums que St Pierre-en-Galicante a heureusement conservés après la vente de Notre-Dame. Nous avons obtenu de numériser l’album de petits tirages papiers de la Schmidt School, l’ancien Paulus Hospiz allemand (139 photos, inédites, datables entre 1907 et 1911). Est venu le don espagnol de 708 originaux, inédits (papier, et quelques négatifs) du dominicain M. Ferrero Gutierrez, réalisés lorsqu’il était étudiant à l’École biblique entre juillet 1929 et juin 1931. Ferrero a participé aux voyages d’études de l’École biblique, d’où la présence de photos de Chypre, d’Égypte, de Syrie, de Transjordanie – en plus de la Palestine proprement dite. Ses clichés, faits dans l’esprit de l’École, complètent bien notre collection à une époque où les pionniers, Jaussen et Savignac, prenaient de l’âge.
Nous avons demandé en 2008, à nos confrères les Pères Blancs de Sainte-Anne (vieille ville de Jérusalem) de pouvoir numériser leurs 701 plaques de verre. La plupart sont inédites, et datent, pour les plus anciennes, d’avant la fondation de notre propre École biblique (de 1875 environ à 1939) ; aux verres, nous avons ajouté environ 872 photos sur papier, anciennes, des mêmes Pères Blancs pour numérisation. Nous avons intégré 366 tirages de l’album des pères salésiens italiens de Beit Jimal (de 1930 à 1940). Les jésuites de l’Institut Biblique Pontifical de Jérusalem nous ont permis de numériser 1.740 photos, négatifs, verre et acétate, parfois tirages papier, pour la plupart des années 1930[3].
Nous avons traité les archives de verre de l’Albright Institut, qui documentent les fouilles américaines des années 1930. De notre famille, nous avons reçu des tirages papier grand format de Syrie et Jérusalem, 1922-25. Des diapositives couleurs ont été cédées par d’anciens élèves des années 1960-70, enfin par certaines familles de pèlerins de ces années-là. Avec le recul du temps, toute photo antérieure aux guerres locales, récentes devient un précieux document… Des Bonfils nous ont été offertes[4] définitivement ou prêtées pour numérisation : la série numérisée atteint 285 Bonfils.
Les premiers clichés sont du fondateur, le P. Lagrange, photographe amateur et qui n’a pas poursuivi dans cette voie. Il avait photographié lors de son premier voyage vers Jérusalem, à l’étape de l’Égypte où il avait accosté — c’était au printemps 1890. De son court voyage « outre-Jourdain », restent les premiers clichés de la collection sur la Jordanie, et qui sont de la même année. Une pose d’une dizaine d’années, pauvres en clichés, correspond à la période de formation des très jeunes religieux arrivés en 1890-1892, les premiers élèves de Lagrange, non encore initiés à la photographie. Les quelques photos des années 1896-8 sont les plus anciennes, et ont été faites par Séjourné. Ainsi du célèbre cliché de Pétra, en octobre 1896, on l’on voit une longue échelle de fortune, appuyée à la façade du tombeau nabatéen de la Tourkmaniyeh ; H. Vincent y grimpe pour procéder au premier estampage jamais fait de la grande inscription funéraire gravée en fronton. L’équipe des fondateurs est là, autour de Lagrange : les jeunes Jaussen, Savignac, Vincent, Abel…[5]
À partir de 1900, avec un pic entre 1905 et 1907, les jeunes se mettent résolument à la photo, surtout les deux religieux qui, presque toute leur vie, auront été les principaux photographes de l’École, les Raphaël Savignac (1874-1952) et Antonin Jaussen (1871-1962). Les premières photos de Jaussen sont peut-être celles des estampages qu’il prit à Damas en 1897 au cours du voyage d’études de l’École[6]. Les excursions furent parfois commanditées par l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres (comme celle de Pétra en 1896), d’où un partage de l’archivage : toutes les plaques de verre sont restées à Jérusalem mais une partie, si ce n’est le tout des estampages, ont été cédés à l’Institut de France. Ce fut le cas pour l’expédition dans le Négueb en 1904, quand l’Académie avait demandé l’étude des inscriptions nabatéennes de ‘Abdeh / ‘Abodah. L’équipe Jaussen, Savignac et Vincent en produisit trois articles pour la Revue biblique[7] . Notons la rapidité de la publication. Encore en 1904, Jaussen passe au Djébel Druze et commence ainsi sa carrière d’ethnographe. L’ethnographie a été l’essentiel de la recherche d’A. Jaussen et l’occasion de séries de clichés originaux, en plus de ceux liés à son rôle de chercheur et professeur en épigraphie sémitique. Son ethnographie, en plus des articles, a fourni deux volumes qui demeurent pionniers – et l’occasion de photographies aujourd’hui sans cesse demandées. Le premier est Coutumes des Arabes au pays de Moab (Paris, 1908), ouvrage sur la vie des bédouins de Transjordanie avec le célèbre appendice sur l’histoire de la tribu chrétienne des ‘Azeizât qui, à l’époque, migra de Kérak à Mâdabâ. Jaussen avait interrogé les acteurs sur le vif. Le second ouvrage ethnographique est Coutumes palestiniennes, Naplouse et son district (Paris, 1927). Les enquêtes urbaines y font pendant aux coutumes des nomades, dans un contexte fort différent. Profitant de nombreux séjours à Naplouse occasionnés par son service auprès des religieuses françaises qui y bâtissaient un hôpital, Jaussen étudia le tissu social d’une ville à forte prédominance musulmane. Il s’intéressa non seulement aux mœurs sociales mais aussi à l’économie de la ville. Les vues (stéréoscopiques) du souq de Naplouse sont précieuses puisqu’elles ont été prises avant le tremblement de terre de 1927.
Dans le sillage des expéditions épigraphiques et archéologiques de l’École biblique qui furent l’occasion de nombreux clichés photographiques, rappelons celles du Sinaï en mars 1906, puis du Négueb, enfin de Pétra[8] atteinte par le sud de la mer Morte. Savignac dirigeait la caravane jusqu’au Négueb, où il retrouve Jaussen venu de son côté pour négocier le passage avec les tribus turbulentes. Tout le long du voyage, Jaussen prends des notes ethnographiques et photographie, comme Savignac, bien sûr. Ensuite vint pour ce binôme la grande affaire du Hedjaz : les trois voyages, 1907, 1909 et 1910, de la Mission en Arabie. Tel est le titre donné à la publication en cinq volumes (plus celui des Planches)[9]. L’objectif, sollicité par l’Académie des Inscriptions, était l’exploration des sites nabatéens de Médaïn Saleh et al-‘Ula. La publication demeure une mine photographique ; elle dépasse d’ailleurs le cadre de la célèbre épopée au Hedjaz pour inclure deux volumes sur les Châteaux du désert jordanien, avec notamment des clichés rarissimes des fresques omeyyades de Quṣeir ‘Amra, dans leur état avant les restaurations parfois hasardeuses qui ont suivi. L’importance des photos prises en Arabie, si on y ajoute celles de Savignac pendant la guerre de 1914-18, nous a valu de monter à deux reprises une exposition en Arabie Séoudite, Hedjaz, 1907-1917 (Riyadh, en avril 2000 et Djeddah, en octobre), en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe[10].
La croisière sur la mer Morte fut aussi un grand moment photographique : le projet original fut une idée de Jaussen[11] qui mena vingt personnes de Jérusalem, étudiants et professeurs, sur le premier navire à moteur de la mer Morte. Le voyage correspondait aux vacances de Noël du 28 décembre 1908 au 7 janvier 1909. Savignac pris de nombreux clichés, ainsi que les autres voyageurs. Nous avons récemment hérité de 296 verres stéréoscopiques d’un étudiant belge qui avait participé à la croisière[12]. En 1912, le binôme Vincent-Abel achevait la monographie sur la basilique de Bethléem, illustrée des photos de Savignac et Carrière[13]. Juste avant la Grande Guerre, Jaussen et Savignac ont conduit deux explorations à Palmyre, avec une abondante moisson de photographies, dont certaines ont été les premières jamais réalisées.
La guerre de 14-18 fut l’occasion imprévue d’une série de photographies originales par Savignac. Officier de Renseignement de la Marine française comme traducteur d’arabe, il fit équipe avec Jaussen, son supérieur dans le même bureau. Basés à Port-Saïd, ils fréquentèrent leur homologue traducteur, le jeune britannique T.E. Lawrence (d’Arabie). Profitant des déplacements à bord des navires de guerre, Savignac pris de magnifiques clichés sur l’île de Rouad (Syrie), sur l’île de Castellorizo, et aussi de la côte du Hedjaz, al-Wedj, Yanbu’ et Djeddah, du Canal de Suez, de Port-Saïd…
Grâce à une relative ouverture des sanctuaires musulmans de Palestine au début du Mandat britannique, les dominicains purent photographier le Ḥarâm d’Hébron, en vue de la grande monographie[14] que Vincent et Abel publièrent dès 1923. Il est probable que le même contexte favorable d’accès aux lieux saints musulmans a permis à Jaussen de faire la série de stéréoscopiques de l’intérieur du Dôme du Rocher avec ses mosaïques. Un peu plus tard, le même éditeur publia le volume Émmaüs, une autre monographie de Vincent et Abel, aux nombreuses photographies illustrant le dégagement des ruines[15].
Les pères dominicains ne signaient guère leurs photos et ne les dataient pas plus puisqu’elles n’étaient destinées qu’aux publications en cours. D’où le casse-tête de l’archiviste aujourd’hui. La réponse se trouve dans les publications, et cas par cas : la date d’impression de l’ouvrage donne au cliché, au moins un terminus ante quem. Il arrive parfois que l’ouvrage mentionne les circonstances de la prise de vue, date et lieu, particulièrement lors des expéditions lointaines aux conditions extraordinaires[16]. En revanche, les ouvrages de synthèse ont regroupé des documents de différentes périodes, sans qu’il soit possible de les dater chacune[17].