Article publié à l’origine dans “The Dominicans” (le magazine des frères dominicains de la Province d’Angleterre), été 2024.
Lorsqu’en 1890, le père Marie-Joseph Lagrange, o.p., serviteur de Dieu, a fondé l’École pratique d’études bibliques dans un ancien abattoir de Jérusalem, c’est parce qu’il était convaincu que rien ne pouvait remplacer l’étude de la Bible dans son pays d’origine. En fait, il était tellement pressé de commencer que l’abattoir avait encore les anneaux au plafond ! L’École biblique et archéologique française, ce qu’elle est devenue aujourd’hui, continue de vivre cette vision : des frères dominicains et des chercheurs qui étudient la terre et le texte en usant d’une exégèse détaillée, de l’archéologie et de l’engagement culturel.
J’ai visité l’École à plusieurs reprises au fil des ans, mais en 2023, j’ai été invité en tant que chercheur par l’École et j’ai passé le second semestre de l’année académique sur place. Cette période prolongée a permis de faire le plein d’expériences, de relier le texte au contexte, et la foi à la vie, dans l’environnement riche de Jérusalem et de sa région. Les habitants de la ville sainte naviguent dans de nombreux contextes et de nombreuses religions, ce qui constitue un cadre unique pour l’étude des textes sacrés. Premièrement, le choc de la vie et des religions. Mon séjour a couvert toute la période du Carême et de la Pâque des chrétiens occidentaux. Le qualificatif « occidental » indique immédiatement la diversité des expériences, même au sein du christianisme, car le christianisme oriental, avec ses nombreux représentants à Jérusalem, célébrait Pâques à un moment différent. Si la célébration des événements du salut dans la ville où ils se sont déroulés est une expérience, la Pâque semble en revanche peu remarquable et peu remarquée pour la majorité des habitants de la ville. Mais en était-il autrement lorsque le Christ a porté sa croix ? Il y a une certaine focalisation sur la revendication chrétienne alors que la plupart des autres conçoivent la contribution de Jérusalem aux événements cosmiques d’une manière complètement différente, voire concurrente. En effet, pendant que nous contemplions la Passion du Seigneur au cours de la Semaine sainte, les Juifs festoyaient pour la Pâque et les Musulmans jeûnaient pour le Ramadan, se rendant à la mosquée Al-Aqsa pour les prières du vendredi. Les différents quartiers de Jérusalem vivent selon des réalités et des systèmes de valeurs bien différents.
Deuxièmement, l’étude de la Bible dans son contexte. Je m’intéresse à l’Israël de l’âge du fer et aux textes bibliques qui le décrivent, comme le livre des Juges. La bibliothèque inégalée de l’EBAF m’a permis de me pencher sur certaines questions concernant ces textes, le monde qu’ils décrivent, et donc leur signification pour les gens qui les ont conservés à travers les âges. Mais la présence de cette école dans le pays signifiait que les sites et les lieux mentionnés dans les textes pouvaient être visités et explorés. La plupart des week-ends, avec quelques autres frères, je me rendais dans la Shephelah, une région située à l’ouest de Jérusalem sur la route de la Méditerranée, à la recherche des sites de l’âge du fer en Israël et en Philistie. La géographie, la topographie et l’archéologie ont permis d’acquérir une expérience des paysages que les lecteurs et les écrivains des Juges et autres ont dû partager. Comme l’a fait remarquer un frère de l’école, la différence avec les études en Israël, c’est qu’un jour je me documente sur un lieu dans un livre ; le lendemain, je peux aller le voir.
La troisième expérience que j’ai retenue est celle de l’immense opportunité offerte par les études en Israël, une opportunité inattendue que je n’avais pas pleinement perçue par avance. La structure de la vie au couvent de Saint-Étienne distille le charisme dominicain de la contemplation. Laudes à 7h30, messe à midi, vêpres à 19h30 – des heures libres pour l’étude, la maturation d’idées, la poursuite de pistes de réflexion dans les rayons de la bibliothèque. Pourtant, non préparé comme je l’étais à cet espace contemplatif, j’en ai été submergé.. Ce n’est que progressivement que les idées ont commencé à se développer et que des pistes d’étude se sont ouvertes. J’ai quitté Jérusalem avec les bases de nombreux projets, mais j’ai laissé derrière moi les expériences, la proximité de la terre et l’espace de réflexion.
Pourtant, cette pause contemplative enrichit notre activité lorsque nous devons revenir à la normale. L’artiste David Hockney avait pour habitude de ne rien peindre pendant deux mois, puis d’achever une œuvre en quelques semaines. Lorsqu’on lui en faisait la remarque, il répondait : « Eh bien, cela signifie que la peinture a pris deux mois et demi. » Le travail sur les expériences de Jérusalem a nécessité du temps, de l’inactivité, de la contemplation. Elle portera ses fruits en temps voulu. C’est le bénéfice incomparable de l’étude de la Bible dans le pays. Marie-Joseph Lagrange avait raison.
Fr Bruno Clifton, o.p., est vice-régent de Blackfriars, Oxford, et spécialiste des Écritures.