L’ANCIEN SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ORDRE DES PRÊCHEURS À JÉRUSALEM

Entretien avec Jean-Ariel Bauzas-Salinas, o.p.
Dominicain de la province de Toulouse, d’origine franco-argentine, vous êtes l’ancien secrétaire général de l’Ordre des Prêcheurs, mission que vous avez accomplie de 2016 à 2023.

À la suite de votre séjour à Rome, la ville éternelle, vous avez choisi de venir passer trois mois à Jérusalem, la ville sainte. Pourquoi ce choix ?

Après avoir tenu des agendas, suivi des dossiers, classé des documents, créé des protocoles et des catalogues, il me fallait vraiment prendre le temps de « refaire mon âme », d’affiner mon oreille pour mieux écouter la volonté du Seigneur, faire mémoire de ses acta et passa. Après avoir eu la joie de servir le Maître de l’Ordre et la curie pendant sept ans comme secrétaire général, j’avais besoin de venir respirer la « bonne odeur du Christ », de me laisser façonner un peu plus par la Providence, sans plus me fixer de plan ni tenir d’agenda, en laissant venir les choses.

On qualifie souvent Rome de « ville éternelle », tandis qu’on dit de Jérusalem qu’elle est « sainte ». Cette ville, où le Christ a choisi de mourir et de ressusciter, dégage un parfum de sainteté un peu comme celui de la pierre de l’onction au Saint Sépulcre, embaumée de nard et de myrrhe. Mon prénom aussi m’a peut-être poussé à venir. On trouve dans Isaïe 29, 2 : « Ariel, cité où campa David ». Cela peut résonner comme un appel.

La force mes journées, c’est le pèlerinage quotidien au Saint-Sépulcre. Ça décape ! J’ai pu y prier toute la nuit lors du passage à l’an nouveau. Juste avant la grande veillée, les franciscains gardiens des lieux, m’ont invité comme leur frère, à partager le dîner et à tirer au sort un saint à qui confier cette nouvelle année, ainsi que la vertu à cultiver. C’est Jean-Baptiste qui est sorti, et la vertu celle de la véracité : pour un dominicain ça ne pouvait mieux tomber !

Vous avez passé Noël à Bethléem avec certains étudiants de l’École. Que retenez-vous de ce moment ?

D’abord, la force de ceux qui habitent derrière le mur, qu’on perçoit en discutant avec les gens qui subissent des injustices structurelles depuis si longtemps. Malgré les épreuves, leur espérance ne cède pas.

Dans la grotte de la Nativité à la Bethléem

Ensuite, la dignité, la douleur du Patriarche, impressionnant d’humanité et de justesse lors de son homélie qui fit vibrer l’assemblée. Les chants de Noël étaient lourds d’un sentiment de douleur qui ne cédait pourtant pas à la résignation. Ces enfants dans la basilique souriaient d’une manière laissant deviner que leur innocence était déjà ébréchée. Un petit s’était faufilé dans la procession et est resté près de moi. Il me regarda pendant un moment et me fit un grand sourire. Difficile de ne pas avoir le cœur serré en cette nuit de Noël 2023 à Bethléem.

Vous vous êtes concentré sur Jérusalem et Bethléem, avez-vu pu aller ailleurs dans le pays ?

Oui, on m’a invité le week-end de l’Épiphanie au monastère de Deir Rafat (« monastère de la miséricorde ») pour rendre service aux moniales en charge de ce sanctuaire marial. Elles accueillent les samedis, jour du Shabbat, des centaines de juifs des villes et quibbutzim environnants. J’ai rencontré un groupe d’ados et de jeunes juifs en randonnée, extrêmement curieux, qui m’ont posé plein de questions sur la vie consacrée.

Le monastère de Latroun exerce aussi ce type d’attrait : une famille israélienne m’a demandé des informations sur la « vie de silence » des moines. Notre vie religieuse chrétienne semble vraiment interroger certains juifs. Deir Rafat se trouve à 30 km environ de Gaza. Des bombardiers passent tous les jours au dessus du monastère, surtout la nuit. Les vitres des fenêtres de la chapelle tremblent à cause de l’explosion des tunnels. Lorsque nous entendons un avion passer pendant la messe, nous prions pour ceux qui seront tués dans les minutes qui suivent. Puisse le Seigneur faire fléchir le cœur de ceux qui ont le pouvoir d’arrêter ces massacres !

Malgré, peut-être à cause de, la réalité si présente de la mort, on fait l’expérience des grâces que la Providence donne au milieu des épreuves. Oui, le Seigneur fait miséricorde (« Rafat »). Il va « faire toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5).

Dans la Lavra Netofa en Galilée

 

Selon vous, quelle est la mission de l’École, dans les années à venir ?

La grâce de l’École est d’être une communauté ouverte ; une communauté de chercheurs de Dieu. Ici, à travers la science, on scrute les Écritures et le pays pour découvrir la Parole qu’Il prononce et la redire au monde. On creuse, pour utiliser une métaphore archéologique, à la rencontre des traces du Verbe. Ce qui me touche à l’Ébaf, c’est cette vraie hospitalité partagée par les frères, les chercheurs, les étudiants et stagiaires. Il est très encourageant que, dans un monde où tant de barrières idéologiques se dressent, existent des lieux où des gens d’âges, de pays, de contextes sociaux et religieux aussi divers puissent vivre et travailler ensemble. Les étudiants peuvent aussi s’associer à la prière liturgique et partager le déjeuner de la communauté. Cette diversité est très stimulante intellectuellement. Il suffit d’entendre les partages et conversations à table ! La convivialité que nous vivons me fait dire que quelque chose des Actes des Apôtres se vit sans doute ici. Une vingtaine de frères, une vingtaine d’étudiants, pas loin de vingt nationalités, et tout ce petit monde travaille ensemble, en paix, au cœur d’un pays en guerre.

En visite archéologique avec les étudiants

Vous vous intéressez aussi aux chrétiens d’Orient ?

Je suis birritualiste, le Maître de l’Ordre y ayant consenti à la demande du Patriarche d’Antioche : depuis quelques années je célèbre donc pour des fidèles de rite byzantin gréco-melkite. Etant arrivé il y a quelques semaines je ne me risquerais pas à faire des théories ou des déclarations… Je fais ici des rencontres, des visites fraternelles chez les uns et les autres, catholiques ou pas. Ce que je vois, c’est d’abord une grande cordialité vécue entre les différentes Église au jour le jour. Ce n’est pas seulement un phénomène de minorités sur la défensive, obligées de se serrer les coudes pour faire face, c’est un choix. Aujourd’hui, les clichés sur les tensions entre grecs, arméniens et franciscains du Saint-Sépulcre sont faux. J’ai vu un diacre orthodoxe interrompre ses encensements pour venir serrer la main d’un jeune franciscain et lui souhaiter une bonne année. Et un vieux moine syrien orthodoxe me faire l’accolade : « Joyeux Noël à toi, le latin ». Il y a parfois des bisbilles ponctuelles, comme dans toutes les familles, mais elles relèvent la plupart du temps d’histoires personnelles. Le syndrome de Jérusalem, comme celui de Rome, existe bien et n’épargne pas le clergé. Le Christ nous en libère.

Photos : Ébaf, Ordo praedicatorum