Christian Robin est archéologue et épigraphiste spécialiste de l’Arabie préislamique. Il est également membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Nous avons profité de son passage à Jérusalem et à l’École biblique pour lui poser quelques questions.
Vous êtes venu à Jérusalem pour un colloque, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Je suis venu pour un colloque organisé par les Israéliens depuis près de 45 années : From Jāhiliyya to Islam. Il porte sur la formation de l’Islam, en partant de l’Arabie de la période islamique. J’y suis invité en tant que spécialiste de l’Arabie préislamique et j’y participe de manière continue depuis sept éditions.
Sur quel sujet portait votre présentation ?
Le thème du colloque est dans le titre : essayer de voir les liens que peut avoir l’islam avec l’Arabie préislamique. Mais les sujets sont très ouverts, il y a maintenant des fouilles en Asie centrale, et des gens qui travaillent sur l’Afghanistan à l’époque islamique. Il y a donc des interventions sur le Coran, sur le droit islamique et des communications historiques, archéologiques et philologiques sur des thèmes très divers.
En ce qui me concerne j’ai parlé des découvertes qui ont été faites par la mission archéologique franco-saoudienne dans la région de Najran, dans le sud de la péninsule arabique. Nous faisons la prospection d’un grand massif rocheux qui se trouve à une centaine de kilomètres au nord-est de Najran où se tenaient sans doute de grandes foires et d’où partaient les caravanes qui allaient vers les lointains pays du nord, vers la Syrie et la Mésopotamie. Sur les rochers de cette zone on trouve un très grand nombre de gravures rupestres, des dessins ou des textes.
Ce sont au moins un millier de gravures sur chaque site, avec sans doute plusieurs milliers de sites, donc ce sont probablement au moins un million de gravures au total. C’est très impressionnant. C’est une zone extrêmement riche, où les inscriptions sont en général assez brèves : simplement l’identité des personnes qui sont passées, un nom, accompagné parfois d’un patronyme voire même d’un troisième nom (nom de famille ou nom du grand-père). Il n’y a pas de prière, pas d’invocation à des divinités, pas d’indication sur le statut social. Ce sont des inscriptions assez pauvres, exceptées les inscriptions laissées par les armées yéménites. La zone a été inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2021.
Le début du VIe siècle connaît une période de fortes tensions avec une révolte des chrétiens de Najran contre le roi juif, Joseph. Une armée a été envoyée pour réduire cette révolte et, pour différentes raisons, l’armée reste assez loin de Najran et joue plutôt sur l’intimidation. L’expédition va rester pendant deux mois à une centaine de kilomètres au nord de Najran et va graver un nombre assez impressionnant d’inscriptions racontant tous ces événements ; ne faisant aucune opération contre Najran mais donnant le bilan des campagnes de Joseph de manière très détaillée : le nombre de tués, le nombre de prisonniers, le nombre d’animaux capturés, … Le général de cette armée fait quatre très grandes inscriptions, et ses officiers en font également une dizaine.
La mission archéologique de l’an dernier a été extrêmement faste. Nous balayions systématiquement le tour de la montagne, ce qui nous a permis de trouver, dans une vallée qui n’avait pas été signalée, la quatrième inscription de ce général et une grande inscription faite par l’un de ses adjoints. Pendant ce colloque j’ai donc parlé de ces grandes inscriptions : c’est quand même peu banal de trouver une inscription de 5m de long et 2m50 de haut et une autre de 2m sur 1m50.
Qu’est-ce que c’est être épigraphiste aujourd’hui ?
Épigraphiste ce n’est pas vraiment un métier. On est plutôt archéologue, historien ou linguiste. L’épigraphie c’est simplement une catégorie de textes qui sont gravés sur un support durable (pierre, métal, bois, os). Une première catégorie de textes est constituée par les inscriptions formelles qui présentent en général trois qualités :
– ce sont des documents qui sont contemporains des faits. Ils célèbrent, en général, un événement très récent : offrande dans un temple, construction d’un palais, aménagement d’un barrage, victoire… Les faits décrits peuvent remonter un peu dans le temps, mais jamais au-delà d’une génération.
– ce sont des documents qui n’ont pas été modifiés depuis le moment où ils ont été rédigés. Le texte que l’on a est l’original, sans ajout ni correction.
– ce sont des réalisations très coûteuses, et donc ça ne reflète que le point de vue que d’une toute petite frange supérieure de la société : les élites qui gouvernent. Le texte exprime la vérité officielle, mettant en valeur les réussites des gens qui exercent le pouvoir. C’est donc de la propagande.
Il y a, d’autre part, les petits textes gravés sur les rochers du désert, ou le stuc des bâtiments, et là, c’est un éventail d’auteurs beaucoup plus large puisque tous ceux qui savent écrire peuvent donner leur avis sur un événement ou manifester qu’ils étaient présents. Même si les graffitis sont très pauvres, ils sont intéressants, car ils nous renseignent sur des classes de la société qui ne seraient pas accessibles autrement.
Être épigraphiste c’est consacrer l’essentiel de son travail à un type de textes qui est assez différent des textes manuscrits. Ce n’est pas le même type de rédaction : les inscriptions sont toujours dans une langue formelle, archaïsante, et pompeuse ; elles sont difficiles à comprendre pour le commun des mortels.
Pourquoi cette région ?
Le Yémen est très intéressant puisque c’est un pays pour lequel il n’y a pas de sources manuscrites, il n’y a que des textes épigraphiques. Parmi ces derniers, on dispose non seulement d’inscriptions formelles et de graffiti, mais aussi de beaucoup de documents d’archive, c’est-à-dire de textes qui sont en écriture cursive sur des bâtonnets en bois et qui sont de trois types : des contrats, des correspondances, ou des listes de personnes employées dans différentes tâches ou qui ont payé telle taxe. On n’a aucun texte de fiction, aucun récit mythologique, aucun recueil de rituel.
Pour l’Arabie, on refait donc toute l’histoire préislamique uniquement avec les textes épigraphiques. On a quelques repères chronologiques par des chroniqueurs byzantins ou par des auteurs latins faisant part d’événements extérieurs concernant la région. Mais globalement, presque toute l’histoire de l’Arabie se reconstruit grâce à l’épigraphie. C’est un cas unique.