SOUVENIRS, SOUVENIRS… MÉMOIRES DE JÉRUSALEM (PARTIE 2)

Vendredi 6 mars dernier, l’École biblique était à l’honneur à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : le colloque « Le goût de l’Orient » rassemblait des membres des deux institutions à l’Institut de France pour célébrer le centenaire de la reconnaissance de l’EBAF comme École archéologique française. Parmi les orientalistes précédents, six anciens boursiers de l’AIBL venus témoigner de leur(s) année(s) académique(s) passées à l’EBAF. Retrouvez dans ce deuxième article le discours de Kevin Trehuedic, maître de conférences en histoire ancienne à l’UPEC et chercheur en délégation CNRS à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO).

Discours de M. Kevin Trehuedic

Monsieur le secrétaire perpétuel, Monsieur le président, Monsieur le directeur de l’École, J’ai la chance et l’honneur de témoigner ici après avoir eu celles de bénéficier de la bourse de l’Académie. Je suis parti à l’École Biblique et Archéologique pendant l’année 2006-2007 pour compléter par l’étude des Hérodiens et des Nabatéens mes recherches doctorales qui portaient sur la représentation du pouvoir dans les royautés hellénistiques. Elle fut pour moi déterminante cette année dont je mesure encore et identifie maintenant quatre effets.

D’abord, c’est le contact physique avec les lieux qui a marqué, j’en suis certain, presque tous les étudiants – marcher et aller voir : une autopsie des vestiges archéologiques, une géographie par le corps. Cette confrontation directe avec le cadre physique et réel des événements que nous historiens, archéologues ou philologues, tentons de saisir prévient le risque d’être avant tout un homme (ou une femme) de cabinet. Gravir péniblement une hauteur et embrasser du regard toute une vallée fait immédiatement comprendre la pérennité d’une voie de circulation en contrebas. De là, le succès du fameux cours de topographie, les sorties du mardi après-midi ou les voyages d’étude et les encouragements des Dominicains à partir explorer soi-même l’ensemble de la région. C’est ainsi que les pères m’ont poussé dès Noël à passer le Jourdain, curiosité géographique et non frontière culturelle.

Mais l’Orient, ce n’est pas qu’un décor silencieux. Au printemps 1848, à Jérusalem, la respectable Suissesse protestante Madame la comtesse de Gasparin découvre douloureusement le St Sépulcre « cette espèce de foire des nations » écrit-elle gênée par les « sauvages clameurs » des « espèces de brutes furieuses, poussées çà et là par l’aveugle force des choses ». La scène illustre sa découverte contrastant avec ses attentes. La diversité des hommes et des femmes que l’on voit vivre et de ceux qui, y ayant vécu, ont laissé des traces incarne d’emblée aux yeux du jeune étudiant la multiplicité des mémoires et des réalités rivales et font mieux comprendre la profondeur historique de cette terre. Il faut prendre la mesure de cette polyphonie symbolique du passé et pour cela l’École avait une manière : mener conjointement l’étude des langues et de la culture matérielle, celle des textes et des réalités ethnographiques, pour ainsi mieux saisir permanences séculaires et variations lentes. J’en donne un exemple que j’ai pu observer il y a quelques années : la distinction culturelle entre les paysans du nord de la Palestine, encore récemment des cultivateurs qui se nourrissaient de blé, d’olive et de volaille et dont les femmes portaient des pantalons colorés, et les semi-nomades du sud mangeant mouton et laitage et dont les femmes portent des robes brodées, fait songer bien entendu aux espaces bibliques différents des collines de Samarie et des déserts de Juda. Il s’agit de comprendre la genèse de l’héritage actuel et toute sa chaîne de transmission ou de rupture et de continuité — la manière dont se sont perpétuées ou bien effacées ces traces que nous, historiens, constituons comme documents et comme sources. Même si l’étudiant ne séjourne désormais plus qu’une seule année à l’École et vient d’abord compléter sa formation dans son propre domaine, il y demeure environné de spécialistes d’autres disciplines et la variété des cours délivrés depuis un siècle (égyptologie ou bien assyriologie, hébreu, arabe ou grec) aide certainement à apprécier la richesse des cultures de l’Orient ancien. Comme tous, j’ai tiré profit des riches discussions du réfectoire où étudiants, enseignants et chercheurs de passage échangent à bâtons rompus sur leurs travaux respectifs. Cette année à Jérusalem m’a convaincu de ne pas m’enfermer dans une approche particulière mais de maintenir ouverte une curiosité élargie pour toutes les saveurs de l’Orient.

Un troisième effet de la bourse de l’Académie et de la formation à l’École ne se mesure en définitive qu’après coup. Au fil des années, nombreux sont les anciens boursiers qui reviennent en Orient. Le goût par extension c’est aussi l’appétit, l’envie suscité par l’habitude d’une certaine saveur – prendre goût, dit-on. Or, nous avons tous, nous les anciens boursiers, vécu des expériences différentes de l’Orient. Le mot est pour tous le même, la réalité qu’il désigne est sans cesse modifiée et recomposée depuis cent ans. Qu’il est loin le temps où le révérend père Lagrange se rendait au Caire par le train ! Il y a presque quinze ans, je suis encore allé avec Aurélie et Mickael ici présents jusqu’au monastère de Sainte Catherine du Sinaï en car ; aujourd’hui, les impératifs de sécurité ne le permettent plus. L’horizon s’est rétréci à mesure que le confort augmentait ; nous avons – Aurélie et Mickael s’en souviennent certainement – porté à la sortie d’une gorge dans le Néqèb une volontaire de la bibliothèque à la cheville foulée, mais nous n’avons pas rencontré les désagréments des orientalistes du passé – ni eau croupie, ni (je cite) « champignons pestilentiels et bubons purulents ». En un siècle, les longues caravanes estivales des étudiants explorant l’Asie Mineure se sont muées en petite semaine de jeep dans les déserts, puis en quelques journées de bus dans les parcs nationaux israéliens. Les temps et le pays ont changé. Je suis d’une génération de boursiers d’après l’intifada, faisant l’expérience d’un territoire morcelé. Il peut sembler dorénavant paradoxal de donner le goût de l’Orient à Jérusalem, une ville qui se referme désormais sur elle-même. Mais c’est au contraire à Jérusalem que l’on perçoit le mieux comment L’Orient fut créé par l’Occident pour reprendre le sous-titre du livre provoquant d’Edward Saïd : dans son découpage politique et territorial bien entendu, mais également dans la perception d’une certaine altérité de proximité. Dans Le goût de l’archive, Arlette Farge a témoigné de la passion qui l’habite pour son objet d’étude, mais également rappelé l’impératif de la distance avec celui-ci. Au figuré, en effet, le goût c’est aussi la faculté de jugement, de discernement – avoir du goût, dit-on. Ce Proche-Orient-ci est un opérateur de différence réductible. Somme toute, la bourse de l’Académie a un effet retard : c’est une impulsion vers l’Orient, aujourd’hui un territoire en pleine mutation, auquel il faut alors s’ajuster.

À l’inverse, une année passée à l’École Biblique et Archéologique, ce fut enfin pour moi l’expérience de ce que constitue une institution française, dans son temps long et stable. J’ai d’abord vécu un rassemblement d’humains parce que la République envoie vivre en communauté au couvent St Etienne : s’y rassemblent des hommes et des femmes, des chrétiens ou non, de plusieurs nationalités et de tous les continents mais en principe francophones. J’ai bénéficié ensuite d’un support opérationnel au sein du réseau d’institutions françaises au Proche-Orient : un coup de téléphone du père Jean-Baptiste Humbert et nous étions logés, deux boursiers de l’Académie, à Amman à l’IFPO. J’ai eu accès, enfin, au matériel archéologique issu des fouilles de l’École qui joue ici à plein son rôle de passeur. Après mon année de bourse, je suis bien allé voir Damas, Palmyre, Beyrouth et Paphos à Chypre, mais je reviens sans cesse à Jérusalem et collabore actuellement avec l’École pour la publication des timbres amphoriques mis au jour à Gaza.

Quatre effets donc : un, la conscience aigüe des déterminismes de la géographie ; deux, la mesure de la profondeur historique de cette terre, dans sa variété et dans ses fixités ; trois, l’envie d’y revenir et donc la conscience de son évolution ; quatre, l’assurance, à travers la succession des individus, d’une certaine pérennité de la France au Proche-Orient. Ces quatre effets m’ont nourri et continuent de le faire comme homme et comme universitaire, dans ma pratique d’historien du Levant sud de l’époque hellénistique et romaine et dans mon travail d’enseignant où je cherche à transmettre le goût de l’Orient.