Jean Emmanuel de Ena est frère de l’Ordre des Carmes déchaussés. De la Province du sud de la France, il enseigne à Toulouse et travaille pour la Bible en ses Traditions, une des raisons de ses fréquents séjours en Terre Sainte. Sa recherche, comme le cours qu’il donna ce semestre à l’École biblique, portent sur son sujet de doctorat : le Cantique des Cantiques.
Sur quoi portent vos recherches ?
Mon thème de recherche est le Cantique des Cantiques depuis le début de ma thèse de doctorat en 1994 ! Je travaille notamment sur l’herméneutique, en particulier le sens de l’écriture. Le mot « sens » peut vouloir dire « signification » (des mots et expressions) ou « direction » (comment lire ce texte). La question première des pères de l’Église est celle de la direction : quelle est la bonne manière de lire ce texte; nous modernes à l’inverse, sommes d’abord dans la signification, l’explication du texte. Cherchant à faire dialoguer ces deux dimensions du sens, le Cantique des Cantiques est un sujet parfait : texte le plus commenté théologiquement, et texte des plus travaillés d’un point de vue exégétique, avec une diversité d’interprétations extrêmement vaste, allant d’une interprétation purement humaine à une interprétation mystique, spirituelle.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Actuellement, je collabore à la Bible en ses Traditions, sur le Cantique des Cantiques, avec le professeur Auwers de l’Université de Louvain. Je travaille à la traduction, aux propositions de lectures, aux procédés littéraires. Il me revient de faire des propositions de lectures, ce qui s’avère particulièrement délicat, puisque pour certains il est uniquement une poésie profane, et pour d’autres il ne peut être qu’une allégorie où le Bien-aimé est identifié à Dieu.
Et d’après vous, qui sont les personnages du Cantique ?
La réponse à cette question est extrêmement difficile. Mes dernières recherches m’invitent à lire, non pas une allégorie des relations amoureuses entre Dieu et son peuple, mais plutôt dans un premier temps un poème d’amour envers la terre d’Israël écrit au retour d’exil, à la lumière des chapitres 54-… d’Isaïe ; puis dans un second temps, une reprise de ce premier poème, autour de l’an 200, à l’époque de Ben Sirach le Sage, pour une lecture « salomonienne ». Le Bien-aimé est à la fois le Roi, le fils de David, le Grand-Prêtre et le Messie à venir ; la Bien-aimée est à la fois la terre d’Israël et son peuple, ainsi que Jérusalem.
Cela signifie-t-il qu’il y a eu changement du texte ?
Oui, il y a eu une insertion de poésies nouvelles, en particulier Cantique 3, 6-11 : d’un chant d’amour dans un cadre bucolique, on passe à un épithalame royal, un chant de noces, concernant un roi et une princesse à l’image du Psaume 45. La première rédaction daterait du retour d’Exil, ce qui explique l’ambiance optimiste, idéalisée, de retour à l’Eden. La seconde strate, serait une reprise complétée, amplifiée, autour de l’an 200. Ces datations et l’identification de la femme à la Terre aimée sont des hypothèses de travail, assez originales ! Les réponses sont très diverses et controversées.
Et comment cela s’est-il déroulé ?
Un peu comme une marée montante : une première vague constitue le premier texte, puis arrive une seconde vague, qui amène ses propres éléments nouveaux, recouvre le texte précédent, puis va plus loin en augmentant le texte, et enfin reflue en relisant selon sa propre logique le texte précédent, ici le premier poème. On peut affirmer qu’il y a deux vagues distinctes, voire trois, mais les séparer est difficile, sinon impossible ou vain. Certains passages sans luxe, non royaux, dans lesquels Salomon est absent, sont purement bucoliques. Mais en même temps, tout est retravaillé : le cou de la Bien-aimée, comparé à une tour, est transformé en tour de David. Une réorientation du poème sans réécriture complète pour autant. Sans qu’il y ait incompatibilité, ce n’est plus la même image : elle est retravaillée. Ce ne sont pas des strates géologiques superposées mais des vagues distinctes fondues en une marée montante.
Quel était votre cours à l’École biblique cette année ?
Il portait évidemment sur le Cantique des Cantiques avec un accent sur son sens. Cette vision d’une marée montante est un modèle qui pourrait rendre compte de la croissance du texte biblique dans d’autres livres. Par exemple, le prophète Isaïe : tous s’accordent sur l’existence de plusieurs couches, mais se heurtent à les distinguer. En ce sens-là, ma recherche s’inscrit bien dans le projet Bible en ses Traditions, puisque cela signifie que le texte est un texte vivant et mouvant, même si à un moment donné il a été mis par écrit. Ce n’est donc pas écriture ou tradition : l’écriture elle-même est une tradition qui a progressé. D’où le titre de mon cours : Le Cantique des Cantiques, un sens à géométrie variable, clé des Écritures ? Il pourrait être un modèle explicatif.
J’ai fait travailler les étudiants dans la mesure du possible sur le site en construction de la Bible en ses Traditions, les étudiants ont y eu accès et ont été invités à participer à ce travail collectif, en rédigeant des notes en fonction de leurs centres d’intérêt : pour reprendre concrètement les étudiants que j’ai eu, il y a eu des notes exégétiques sur les liens entre le Cantique des Cantiques et le Nouveau Testament, mais également des notes philosophiques avec Rosenzweig, ou de peinture avec Chagall, ce qui finalement dit un peu ce qu’est la BEST et dit que le cours permet cette diversité.
Venez-vous ici régulièrement travailler pour la Bible en ses Traditions ?
Oui, le directeur de l’École de l’époque, Jean-Michel Poffet m’a impliqué dans ce projet dès l’élaboration. Il m’a fait participer au Colloque sur le sens littéral, l’un des colloques préparatoires sur la BEST, et dans lequel j’ai exposé quelques idées sur la question du sens à donner au Cantique des Cantiques. Depuis, je collabore à ce projet dans la mesure de mes nombreuses autres obligations.
Je viens ici pour des raisons assez évidentes : une bibliothèque spécialisée et une disponibilité totale que je n’ai pas lorsque je suis dans ma vie conventuelle courante. À cela s’ajoute l’avantage de pouvoir parler avec le comité éditorial de la BEST afin d’ajuster le travail. Par ailleurs rien ne remplace la géographie, d’autant plus que le Cantique des Cantiques chante une amoureuse géographie biblique : « Ton nez face à Damas. Ta tête se dresse comme le Carmel. » (Ct 7,5-6)
Propos recueillis par Aziliz Le Roux.