Marc Dugas prépare une thèse de doctorat en anthropologie, sous la direction du professeur Christian Décobert à l’École Pratique des Hautes-Études (EPHE). Il travaille sur les lieux associés au baptême de Jésus de part et d’autre du fleuve Jourdain, et sur leur refondation en cours depuis le tournant de l’an 2000. Il est cette année l’un des deux boursiers de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à l’École biblique. Interview :
Quel est ton parcours et comment as-tu choisi ton sujet de thèse ?
Je suis venu ici pour la première fois en 2000, pour une tout autre raison puisqu’à l’époque je travaillais dans un centre culturel. Les années suivantes, jusqu’en 2010, j’ai beaucoup voyagé, aux îles du Cap-Vert, au Liban, au Yémen. À moment donné, j’ai voulu reprendre le contrôle de ces voyages. Je voulais aussi me mettre au pied du mur, me contraindre à poser plus de questions, à passer plus de temps avec les gens d’ici. Or cette curiosité est la base des sciences sociales !
Mon premier séjour ici m’avait marqué, surtout la lumière de la vallée du Jourdain. Une amie anthropologue a attiré mon regard vers le lieu associé au baptême de Jésus, sur les deux rives du Jourdain, aujourd’hui entre Jordanie et Palestine. Sous sa direction, j’ai fait un master de sciences sociales des religions. Puis l’Institut français du Proche-Orient m’a permis de continuer en thèse. J’ai passé deux ans à l’IFPO à Amman. Maintenant, comme boursier de l’Académie, j’ai un an pour écrire, ici, à l’Ébaf.
Le lieu dont je fais l’ethnographie est un lieu saint aussi important qu’ambigu. Il est traversé par une frontière. Il fonctionne comme une illusion d’optique. Religieusement, il s’agit d’un seul et unique lieu, réparti sur les deux rives ; mais politiquement les deux rives sont autonomes, il y a deux lieux saints distincts voire concurrents. Le saint des saints de ce lieu saint-là, au milieu du Jourdain, se superpose au tracé frontalier, c’est-à-dire à un non-lieu politique. Je dirais qu’il s’agit d’une sorte de hiatus perceptif. Au lieu du baptême, deux cartes sont superposées. La carte politique de la région, fixée en 1967, rencontre une carte religieuse beaucoup plus profonde et ancienne. La carte politique est la plus perceptible, au sens qu’il est interdit de traverser le Jourdain ! Mais, souterrainement, la carte religieuse continue de produire des effets, notamment rituels.
Quelles méthodes utilises-tu ?
Quelques entretiens pour prendre des repères. Mais l’entretien n’est pas la meilleure méthode pour aborder les questions religieuses. La foi est un sujet trop fragile pour être mis en mots offerts à l’étranger. Face aux questions de l’anthropologue, les gens se réfugient dans quelques formules stéréotypées, génériques ou normatives. Et l’entretien pose aussi le problème du choix des personnes interrogées. L’acuité du regard du clergé ne correspond pas au vécu des pèlerins. Ces deux vécus sont pertinents, mais j’essaie plutôt de montrer comment ils s’ajustent.
Travailler sur un lieu saint chrétien m’amène à réfléchir sur le positionnement du chercheur en sciences sociales. L’anthropologie préfère d’ordinaire parler de la foi des sociétés exotiques. Elle s’accommode aisément d’une certaine condescendance, liée à l’histoire coloniale. On décortique les mythes, les rites des autres, mais beaucoup moins ce qui nous est proche. Dans mon travail, je suis amené à parler avec des spécialistes religieux plus savants que moi. Souvent, ils ont beaucoup réfléchi à leurs pratiques. Ce sont des virtuoses des lieux saints. Comment étudier un virtuose ? Dans ce cas, pas question d’être celui qui lit par-dessus l’épaule de l’enquêté. Pas question de prétendre dissiper ses illusions, ou révéler le vrai sens de ce qu’il fait ! Et je ne veux pas non plus évacuer le problème en ramenant la question religieuse à un problème social ou politique.
L’enjeu est donc ethnographique. J’essaie de poser des mots justes, légèrement décalés par un travail d’anthropologue sur les concepts, sur ce que chacun peut voir. Il n’y a rien à découvrir, il faut juste formuler différemment. Pour étudier la liturgie aux lieux saints, par exemple, mon point de vue n’est ni le point de vue normatif du prêtre, ni la négation de ce point de vue. J’essaie d’être ailleurs.
IFPO et EPHE : pourquoi venir à l’École biblique ?
Le lieu du baptême est un lieu, une étendue, mais pas seulement. L’étendue, je l’ai beaucoup arpentée, sur une rive et sur l’autre. De ce point de vue, dans la série des lieux saints chrétiens, le lieu du baptême est différent. D’une part il est traversé par une frontière ; et d’autre part il n’est pas saturé d’aménagements. Il s’agit d’un lieu saint à l’état relativement sauvage.
Mais je me suis rendu compte qu’il était impossible de parler de cet espace sans regarder de près la logique des contenus qui lui donnent sens. Le lieu saint est aussi un corpus de textes et de rituels en partie exportables. Dans l’ordre de la foi, il est doté d’une temporalité propre. Il s’identifie à une date précise dans nos calendriers : s’agissant du lieu du baptême, ce serait le mois de janvier, la fête du baptême des catholiques ou la Théophanie des orthodoxes.
Le contenu de mémoire informe le lieu, en même temps qu’il est informé par lui. Au fil du temps, le lieu saint devient un tout inextricable, dense, où se nouent temps, espace, textes et rituels. Le lieu génère des récits, des gestes ; ou peut-être ces récits et ces gestes génèrent-ils le lieu. On ne peut plus savoir. Mais tout cela ne naît pas spontanément du Jourdain. La mémoire du lieu n’est pas inscrite sur les collines de marne de la vallée. Elle n’est pas non plus une mélodie chantée par le vent dans les roseaux. Elle est une construction érudite, le fruit d’une élaboration savante. Ce travail a lieu à l’arrière du lieu saint, dans les milieux biblistes de Jérusalem.
Je mène donc un travail double, entre anthropologie du rituel et ethnographie de la construction des savoirs afférents aux lieux saints. Au Jourdain, je regarde comment une mémoire est communiquée aux pèlerins. À l’arrière du lieu saint, je regarde comment cette mémoire est élaborée, stabilisée et transmise par les Églises qui, à Jérusalem, forment un singulier laboratoire « entre science et providence ». Et ce passage à l’École biblique me permet justement de passer quelques mois au cœur du laboratoire.
Les deux lignes d’observation de ta thèse sont donc le milieu savant et celui des pèlerins ?
Oui, mais surtout sans oublier les gens d’ici, les habitants de la Terre Sainte, Palestiniens, Israéliens et Jordaniens. Les lieux saints n’appartiennent pas exclusivement aux pèlerins ou aux Églises. Comme le tourisme, le pèlerinage produit des effets de dépossession. En Terre sainte, l’injustice actuelle n’est pas sans lien avec l’invisibilisation née du phénomène pèlerin. La sainteté de cette terre l’inscrit dans une territorialité plus que locale, au point d’oblitérer le local.
Une chose m’a étonné. Au lieu du baptême oriental, les statistiques officielles ne font apparaître qu’un nombre réduit de visiteurs jordaniens ; mais c’est qu’elles ne prennent pas en compte les pèlerinages de janvier – fête du baptême pour les latins, Théophanie pour les orthodoxes. Ces pèlerinages sont fréquentés quasi-exclusivement par les chrétiens de Jordanie. Plusieurs milliers de personnes ! Ils ne sont que peu médiatisés à l’étranger. Dans les statistiques annuelles ils ne figurent pas non plus. N’apparaissent que les touristes ou les pèlerins étrangers, comme si les autres ne comptaient pas.
Ces journées sont pourtant celles qui, dans mon parcours ethnographique, me laissent le plus joli souvenir. Dans toutes les paroisses de Jordanie, les Églises affrètent des bus. En famille, tôt le matin, on quitte les montagnes et on descend dans la vallée. En janvier il y fait meilleur que dans les montagnes. Au lieu du baptême, on retrouve la famille, les amis venus de tout le pays. Tout le monde a le sourire. Les enfants jouent, il y a la musique, il fait doux. Ce jour-là, partout dans le monde, les Églises du monde entier célèbrent cette même fête. On se sent privilégié de la fêter sur place. La joie et la fierté d’être là, ensemble, gardiens du lieu, sont palpables. Ce sont des journées magnifiques.
Vendredi 8 janvier 2016, les pèlerins jordaniens quittent l’église latine en construction après la célébration de la fête du baptême au Jourdain.
Propos recueillis par Aziliz Le Roux.
Crédits photographiques : Marc Dugas.