Dominique Charpin, assyriologue, épigraphiste, professeur au Collège de France, a honoré l’École biblique de sa venue en mars 2018. Il a donné une conférence intitulée “Les remises de dettes de Sumer à nos jours via la Bible” et des cours rendant compte de sa recherche, notamment le site archéologique de Mari, en lien avec le monde biblique.
Quel parcours vous a conduit à vous spécialiser en épigraphie et en assyriologie, pour la période paléo-babylonienne ?
Lycéen, j’aimais déjà beaucoup l’histoire ancienne. Lors d’un voyage en classe de première, j’ai découvert la Turquie et surtout le site grandiose de Hattuša ainsi que le musée d’Ankara, puis l’été suivant, j’ai eu la chance d’aller au Liban et en Syrie, notamment sur le site de Mari dont j’ai parlé hier. Je suis devenu passionné par l’histoire et l’archéologie, en Orient ancien. J’ai reculé le plus possible devant le choix entre l’étude archéologique et l’étude des textes dite épigraphie, car l’une de mes convictions forte est que ces deux domaines ne doivent pas être séparés. Mais une spécialisation étant indispensable, j’ai choisi l’épigraphie. J’ai cependant eu la chance de pouvoir pendant toute ma carrière allier les deux approches.
Le choix de cette période, la Mésopotamie de 2000 à 1600 avant Jésus-Christ, est assez circonstanciel. La répartition du travail dans ce domaine se fait de façon internationale : par exemple les Anglais s’occupent en majorité de l’époque néo-assyrienne à cause des fouilles de Ninive, dont les tablettes dont aujourd’hui au British Museum ; les Américains de la littérature sumérienne, à cause de leurs fouilles à Nippur ; beaucoup d’Italiens s’intéressent au troisième millénaire à cause des fouilles d’Ebla. Pour les Français, la découverte de Mari a poussé à mettre l’accent sur le 18e avant J-.C. Le gros avantage de cette époque est que l’écriture cunéiforme est alors arrivée à maturité, et compte par conséquent tous les genres et tous les styles : la diffusion s’est faite au-delà des simples élites, et nous pouvons constater au tournant de l’an 2000 une explosion des archives privées, correspondances, documents juridiques et administratifs, etc. Cette documentation permet une couverture bien plus exhaustive de l’époque, et sans concurrence avec d’autres supports, contrairement au premier millénaire où l’araméen concurrença l’akkadien mais fut écrit sur des supports périssables. Ceci nous donne accès à des textes très variés : tout ce qui fut écrit est susceptible d’avoir été gardé.
Et cette période me semble d’autre part intéressante car le renouvellement de la documentation est très rapide : la conférence donnée aux frères l’autre soir m’a permis de constater que sur les dix dernières années, nous avions en moyenne publié 320 tablettes par an, uniquement dans le domaine des archives entre 2000 et 1600 av. J.-C. J’ai d’ailleurs appris aujourd’hui que venaient d’être publiés deux livres comportant un total de 426 tablettes inédites, ce qui est très satisfaisant. Ce renouvellement permet de vérifier les hypothèses rapidement, ou de les réajuster. Cet afflux permet aussi de relire les textes anciens, à la lumière des plus récents, ce va-et-vient permettant de découvrir de nouveaux liens à l’intérieur d’un corpus donné.
Vous êtes-vous spécialisé dans un segment plus particulier de cette période ?
J’ai eu la chance – mais aussi le désir – de ne pas me spécialiser à l’excès : il convient d’éviter de trop découper pour ne pas basculer dans la micro-spécialisation qui fait perdre de vue l’ensemble de la période.
Vous avez également participé à des fouilles : lesquelles et continuez-vous aujourd’hui ?
En 2015, une collègue anglo-américaine, Elizabeth Stone, a reçu l’autorisation de reprendre les fouilles du site d’Ur en Irak qui avaient été interrompues en 1934. Elle m’a proposé d’y participer en tant qu’épigraphiste, ce qui a été une magnifique surprise pour moi ! Je m’y suis rendu à l’automne 2015, puis au printemps 2017 ; les campagnes durent plusieurs semaines, puis pendant 18 mois nous laissons le terrain afin de procéder à l’étude et aux publications. Ces campagnes ont offert des résultats plus que positifs, auxquels je n’osais même pas rêver !
Les premières fouilles auxquelles j’ai participé furent celles de Larsa en Irak en 1974, ce qui fut une expérience fantastique mais dure ; les conditions de vie étaient rudes, le parc automobile désastreux, mais ceci fut exceptionnel, nous avons fouillé le grand temple de la ville. J’y suis retourné jusqu’en 1989, puis la Guerre du Golfe nous a empêché de continuer. Entre-temps, j’ai également participé aux fouilles sur le site de Mari, avec un statut mixte d’archéologue et d’épigraphiste. Ainsi qu’en Syrie du Nord-Est, dans une région dont les archives de Mari parlent beaucoup, ce qui est donc très intéressant. Tout ceci nourrit encore actuellement nos publications : nous avons environ publié les deux-tiers des archives de Mari, il reste du pain sur la planche…
Vous enseignez au Collège de France : vos cours portent-ils sur vos recherches en cours ?
C’est précisément la particularité du Collège de France : l’une de ses devises est la suivante, “enseigner la recherche en train de se faire”. Ceci permet la transmission de connaissances toujours neuves, tout en les exposant de manière non technique. Personnellement, j’ai choisi d’étudier dans les séminaires puis dans les cours magistraux les mêmes thèmes, afin de conserver la dimension technique lors des séminaires, qui disparaît lors des cours. Cette année, je travaille avec mes étudiants et auditeurs sur le site d’Ur, en tenant compte bien sûr des documents exhumés lors des dernières campagnes, encore inédits.
Votre conférence hier soir (“Mari et la Bible”) et celle de ce soir (“Les remises de dettes de Sumer à nos jours via la Bible”) sont toutes deux en lien avec la Bible : est-ce un axe spécifique de votre recherche ?
Ce lien est en réalité lié à l’essence même de notre discipline, née de la quête de Ninive. L’assyriologie et l’archéologie mésopotamienne sont peu à peu devenues des disciplines autonomes. Mais sans pour autant se scinder des études bibliques : elles s’apportent un éclaircissement réciproque. Par exemple, des tablettes de l’époque de l’empire perse ont récemment été publiées, où l’on retrouve de nombreux noms yahvistes, quoiqu’elles soient postérieures à l’édit de Cyrus : des Judéens exilés en Babylonie ont donc fait souche dans ce contexte. Se posent ensuite plusieurs questions : ont-ils conservés leurs pratiques cultuelles ? La conservation de ces noms pourrait laisser penser que oui.
Il est très intéressant d’observer l’influence des traités néo-assyriens dans la Bible, par exemple les malédictions que l’on retrouve dans le Deutéronome. Comment les rédacteurs de la Bible ont-ils pu avoir accès à ces textes ? Il est désormais à peu près certain que le roi Manassé, vassal d’Assarhaddon, ramena à Jérusalem un exemplaire du serment d’alliance qu’il prêta au roi assyrien. Ce texte servit de modèle pour la rédaction d’une alliance d’un type radicalement différent : celle de Dieu avec son peuple. Ceci manifeste une dépendance très claire des textes bibliques envers les textes mésopotamiens, et en même temps la manière dont l’écriture de la Bible s’est inscrite dans une culture singulière.
Nous menons d’ailleurs des études transversales, comme par exemple prochainement la session de conférences que j’organise avec Thomas Römer, en charge de la chaire du monde biblique : le thème sera “le sang”.
Êtes-vous déjà venu à l’École biblique, et quels liens entretenez-vous avec cette institution ?
Je suis venu il y a trois ans parler de la fonction des temples en Mésopotamie, ce que j’ai par la suite approfondi au Collège de France et qui est aujourd’hui un livre. En effet, le temple n’est pas seulement la demeure du dieu dans lequel sont opérés les soins à son égard ; le temple prend une dimension sociale et fonctionnelle, variable selon le domaine de chaque divinité au sein du panthéon : les temples de la déesse de la santé Gula, s’avèrent être aussi des centres de cure, comme l’attestent les vestiges de chenils de chiens retrouvés (la salive de chiens étant connue pour sa fonction curative) ; de même l’empreinte du dieu de l’écriture Nabu se retrouve dans les temples qui fonctionnaient comme des bibliothèques ; celle dieu soleil, Shamash, dieu de la justice, transformait le temple en tribunal. Dans cette thématique, Marcel Sigrist, figure majeure de l’École biblique, est un pionnier, réputé pour sa publication novatrice d’une tablette d’Emar mentionnant la fonction de prêtre du dieu des enfers, qui est aussi qualifié de fossoyeur : le temple tient donc fonction de pompes funèbres.